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Message  JCS Ven 8 Mai - 10:04

ÉRASME DE ROTTERDAM AU LECTEUR DE BONNE FOI SUR LA DEUXIÈME ÉDITION DE SES ADAGES [=CHILIADES]

Je pressens, lecteur de bonne foi, que les malicieux qui découvriront que ce recueil d’Adages voit le jour pour la troisième fois feront ironiquement remarquer que si Bacchus est toujours représenté chez les poètes comme étant né deux fois, cet ouvrage ne cesse de renaître et de renaître encore. Mais, au nom du ciel, où est le mal ? quand les serpents et certains insectes muent plusieurs fois dans l’année et, pour ainsi dire, renaissent, un ouvrage ne peut-il reparaître de la même manière, régulièrement, dans une nouvelle édition, dès lors que celle-ci est corrigée, affinée, enrichie ? Puisque, dans les espèces animales, celles qui produisent chaque fois des portées de trois ou de cinq, accouchent généralement, du fait du nombre des petits en gestation, d’une progéniture encore inachevée, encore mal formée, pour ne lui donner qu’ensuite, en la léchant, sa forme définitive, pourquoi, pour nos milliers de proverbes, hésiterions-nous à suivre l’exemple de la nature ? D’autant plus que c’est un droit que se sont accordé les plus grands, les phares de la littérature — Aristote pour sa Rhétorique et son Éthique, Cicéron et Quintilien pour leurs traités oratoires, Origène pour son commentaire de l’épithalame mystique, saint Jérôme pour son commentaire du prophète Abdias, sans parler de Sénèque, Tertullien ou Boèce, ni de plusieurs autres écrivains au talent reconnu, qui n’ont pas craint de proposer des éditions revues et corrigées, voire entièrement refondues de leurs ouvrages. Je ne leur arrive pas à la cheville, mais pourquoi m’interdirais-je de faire la même chose, sur un sujet qui n’a pas le sérieux des leurs, et, qui plus est, avec une matière qui, par sa nature même, s’enrichit et s’affine à la faveur de lectures quotidiennes, surtout quand chaque jour met en lumière des vestiges inédits du passé ? Alors, si le hasard, si la chance nous fait découvrir des textes de Cléarque sur les proverbes, des textes d’Aristote, de Chrysippe, de Didyme, aurons-nous honte de nous inspirer de leurs commentaires pour produire de nouvelles éditions, enrichies et corrigées, de nos Adages — ces Adages ? J’aimerais que tous les autres écrivains partagent cette envie de se dépasser sans arrêt ! En tout cas, il n’y a rien de plus beau, nous dit Platon, qu’une victoire de cette nature. Telle qu’elle était — à vrai dire, un brouillon, plus qu’une édition —, la première version avait eu du succès et avait été utile. La seconde plut davantage encore ; j’en veux simplement pour preuve le fait que, en l’espace de trois ans, l’ouvrage fut maintes et maintes fois réimprimé tantôt en Italie, tantôt en Allemagne, ce qui d’ailleurs me morfondait : on me prenait de vitesse alors que je passais mes nuits à peaufiner cette troisième édition. Enfin, puisque je me suis de nouveau dépassé, je gage qu’elle aura encore plus de succès. Certes, on n’attendra pas du nouveau, après ce que je déclare dès mon préambule.

Mais au lecteur de juger. Moi, je me bornerai à dire ce qui est. Il sied à un homme véritable d’agir et de parler franchement. Dans la première édition — si l’on admet que l’édition parisienne, réalisée dans une belle confusion, méritait ce nom —, le jeune auteur, disons-le, a été dépassé par son sujet. J’estimais que j’en aurais vite terminé — la réalité m’a fait découvrir qu’aucun genre d’écrit n’exigeait autant de travail. Je n’avais en outre à ma disposition aucun ouvrage de référence grec ; prétendre écrire sur les proverbes dans ces conditions équivalait, pour reprendre le mot de Plaute, à prétendre voler sans plumes. Lorsque j’ai préparé la deuxième édition à Venise, je n’ignorais pas — je n’ignorais plus l’importance et la difficulté de l’entreprise, mais l’ensemble de la tâche a été exécuté en l’espace de huit mois environ, et ces travaux, pour lesquels il eût fallu plus d’un Hercule, ont dû être menés à bien par un misérable homoncule. Il ne manque pas de gens qui pourront me corriger, si je mens : Aldo Manuzio — c’est dans sa demeure que j’ai composé l’ouvrage et que, parallèlement, lui-même l’a imprimé —, Janus Lascaris, alors ambassadeur du roi de France, Marcus Musurus, Battista Egnazio, Girolamo Aleandro et bien d’autres encore, tous témoins de la sueur que j’ai versée pour accomplir mon travail. J’ai longuement expliqué dans le premier proverbe de la troisième chiliade la raison pour laquelle, ici encore, j’ai précipité la publication. Si l’on ne me trouve pas beaucoup de mérite, on voudra bien me pardonner — oui, même les gens mal intentionnés me pardonneront le caractère inachevé de la première version des Adages dont j’ai accouché : j’ai été le premier à m’attaquer en Italie à un pareil sujet, et, comme dit le proverbe, on pardonne au pionnier (συγγνωμη τω πρωτοπειρω).

Dans cette deuxième édition, chacun jugera ce qui me revient du point de vue de l’information et du style. Mais personne ne saurait contester, me semble-t-il, une évidence : mon travail dépasse de loin, par sa précision et son volume, ce que les Latins, et même ce que les Grecs ont pu faire. Je parle des auteurs ayant écrit des ouvrages relevant du même genre que le nôtre et qui nous soient parvenus. Il ne nous reste rien, si ce n’est une compilation squelettique de Zenobius, une autre, encore plus squelettique, de Diogénien, et, plus squelettique encore que celle-ci, une autre de Plutarque (si elle est bien de Plutarque). Il y a aussi celle d’Apostolius de Byzance, plus riche ou, pour être précis, un peu plus épaisse, mais plus approximative et plus fautive que les trois qu’on vient de citer. Et quand Hesychius d’Alexandrie annonce dans sa préface qu’il offrira un commentaire plus développé des adages que Diogénien avait simplement recensés en les laissant tels quels, il est clair que l’avant-propos et le recueil lui-même ne sont pas du même auteur, puisque à l’abondance promise par celui-là répond dans celui-ci une énumération de citations toutes plus nues qu’un clou (του πατταλου γυμνοτερα). J’ai pu ensuite disposer d’une bibliothèque plus riche et d’un peu plus de temps, grâce à la bienveillance extraordinaire et, pour ainsi dire, inimaginable d’un homme, ou plutôt d’un héros digne de rester dans la mémoire des siècles, William Warham, archevêque de Canterbury, primat d’Angleterre et du monde entier, si l’on devait lui donner un titre correspondant à ses mérites. Si l’on devait accorder à ses vertus les louanges qui conviennent, il faudrait plus de chiliades que celles avec lesquelles nous avons classé nos Adages, et l’énumération de ses qualités occuperait plus de place que toute la liste de nos proverbes. Mais cela serait ici déplacé et sa modestie — le seul de ses traits, peut-être, qui soit pour ainsi dire démesuré et excessif — ne le souffrirait pas. S’il l’emporte sur tout le monde dans tous les domaines, sa grandeur ne se marque jamais tant que dans son refus de reconnaître sa grandeur universellement reconnue. Là réside sa plus grande gloire : alors même qu’aucun compliment ne saurait être à la hauteur de ses mérites, il n’accepte aucun compliment, si modéré soit-il. Pour en revenir à mon propos, cet homme, face aux tourbillons qui de toute part l’assaillent, en cet âge de fer où, partout sur la terre, tout brûle, résonne et s’écroule sous le feu des guerres, au point que même l’Italie, mère de la culture, n’a plus aucun respect, plus aucune place pour la culture, — eh bien, cet homme, malgré tout cela, ne tourne pas le dos aux tristes Camènes [= les Muses] ; mieux encore, il les éveille en leur offrant des récompenses, les gagne par sa générosité, les séduit par sa bonté, les retient par sa bienveillance, les réchauffe par son humanité, les protège par son autorité ; il leur offre l’éclat de la beauté et de la lumière. Bref, à tous égards, il joue le rôle d’un Mécène exceptionnel pour tous ceux chez qui il trouve l’association de la culture et de la vertu. Il m’a inclus parmi ces hommes — même si je suis le dernier de la liste et si j’aspire plutôt à obtenir cet honneur que je ne le détiens — et m’a entouré de tant de soins que j’ai eu l’impression de retrouver en lui tout ce que j’avais laissé à Rome chez tous ces maîtres du monde.

Soutenu, réveillé par le dévouement de cet homme, j’ai remis sur le métier mes recueils de proverbes ; j’ai tout repris, comme on dit, de la tête aux pieds. J’ai commencé par corriger les erreurs typographiques, qui se sont révélées très nombreuses. Puis, dans certains passages pour lesquels, pressé de passer à autre chose, j’avais omis de traduire des mots grecs, j’ai rectifié cette lacune, qui m’avait valu de nombreuses critiques. En outre, j’ai quelque peu enrichi les articles qui pouvaient sembler trop pauvres en adjoignant des citations empruntées à des auteurs choisis avec soin. J’ai également ajouté ici et là des nomenclatures d’auteurs [?], qui n’avaient pas été utiles au départ ou pour lesquelles je n’avais pas trouvé de place. Enfin, lorsque — pourquoi le cacherais-je ? — il m’est arrivé d’être en désaccord avec moi-même, j’ai suivi sans hésitation le proverbe dont l’autorité a été reconnue par des hommes faisant eux-mêmes autorité : la seconde fois est la bonne (δευτερων αμεινονων). Nous avons exclu de la catégorie des adages des phrases qui nous semblaient tirées par les cheveux et ne présentaient d’intérêt que pour les collectionneurs prétentieux ou ayant du temps à perdre. Inversement, nous avons ajouté à nos « centuries » centaines un nombre raisonnable de nouveaux adages : ceux-ci et quelques autres compléments font que cette édition contient un bon quart de pages de plus que la précédente.

Tu as entre les mains, excellent lecteur, le même recueil d’Adages, ou, si tu préfères, un autre ouvrage, mais en tout cas un ouvrage corrigé, enrichi, et en un mot, sauf erreur de ma part, meilleur. Je veux bien que toutes les Muses se mettent en colère, si cette nouvelle version des Adages ne m’a pas coûté d’aussi longues veilles que la précédente édition. Et ces veilles qu’elle m’a coûté ne sont peut-être même concevables que pour celui qui en a fait l’expérience. Mais, comme on dit à la campagne, le vin était tiré — il fallait que je le boive. Si c’est mon inconscience qui m’a fait me jeter dans ces travaux herculéens, j’ai payé le prix de ma stupidité ; si ce sont les destins qui m’avaient fait naître pour cette entreprise, n’aurait-il pas été absurde de se lancer dans une théomachie ? Si le fruit de ma sueur apporte quelque chose d’utile ou d’agréable à des gens épris de culture, je ne regretterai pas mon travail. Je serai amplement récompensé, puisque j’aurai atteint le seul but que je visais. Mais si un lecteur reconnaissant et de bonne foi estime devoir marquer sa reconnaissance et adresser des louanges, qu’il sache que tout le mérite appartient aux deux Mécènes qui m’ont patronné, William Mountjoy, illustre baron du royaume de (Grande-)Bretagne, et l’Archevêque de Canterbury. Sans le premier, il n’y aurait pas eu le capital qui a servi de base aux Adages ; sans le second, il n’y aurait eu ni intérêts ni augmentation de ce capital.
Je te salue, qui que tu sois, toi qui t’intéresses à mes élucubrations. Enjoy.

Londres, 5 janvier 1513.

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