aux gens d'études, 1528 (trad. Paul Gaillardon)

DESIRE ERASME DE ROTERDAM AUX GENS D’ETUDES SALUT

Je crains, ami lecteur, que certains ne manquent de confiance et de patience à notre égard, d’autant que nous avons promis dans l’édition la plus récente que celle-ci serait la dernière, alors que nous avons fait un ajout tel qu’à peine en est-il ailleurs de plus grands. Certains, confiants dans cette promesse, ont publié Les Adages sans négligence et sans bavure : puissent-ils avoir en plus fait des profits ! En effet, nous approuvons sincèrement quiconque favorise pour le bien de tous et par son activité l’affaire des lettres, du moment que la recherche du profit ne fait pas obstacle à la foi et au scrupule religieux dus aux recherches. Et de fait ceux qui, voulant fuir la dépense en ne recourant à aucun correcteur savant, nous fournissent les livres d’autrefois lamentablement souillés, mutilés, déchirés et corrompus, sont dignes à mon sens d’un supplice plus dur que ceux qui profanent et pillent les temples. Ici, tu attends de voir par quel style de discours je pourrais me dépêtrer de cette affaire. Répondrai-je comme Agésilas, « si c’est juste, j’ai promis ; si c’est injuste, j’ai dit », et avancerai-je que ce qui est nuisible aux études n’est pas juste ? Je ne suis certes pas assez effronté pour dire comme les juristes : « une simple promesse n’engage pas l’acte ». Me justifierai-je par le proverbe δευτέρων αμεινόνων , en avançant que le sage ne se conduit pas honteusement, quand, au vu des circonstances, il change d’avis en mieux ? Je procèderai simplement : je reconnais mon erreur, je récuse l’incrimination de parjure.
Quand j’ai promis que cette édition serait la dernière, j’ai parlé en vérité, même si je n’ai pas dit le vrai ; je disais en effet ce que j’estimais en mon âme, et ce qu’en définitive je pensais devoir se produire. Dès lors que parurent Galien et plusieurs autres auteurs qui jusque-là n’avaient pas été divulgués, et qu’il y eut soudain l’espoir que d’autres parussent, j’ai changé d’avis, non pour mon profit, – en effet il n’y a aucune récolte à tirer de là pour moi – mais pour le bien public des études. Car la différence n’est pas négligeable, selon qu’on cueille les adages dans les jardins mêmes des auteurs où ils sont nés, ou bien dans des anthologies, parfois nus et déformés, au point qu’on ne puisse appréhender ni leur sens ni leur usage. Or quand les auteurs paraissent, y aurait-il par hasard de la maladresse à se servir d’eux pour compléter ce qui manque, expliquer ce qui est obscurci, corriger ce qui est déformé ? Personnellement je ne le pense pas.
Tu diras : ces choses-là pouvaient avoir leur appendice. Elles le pouvaient, mais c’était plus convenable comme cela pour les gens d’études : plût au ciel que ce le fût aussi pour les typographes ! Or, la cause des études communes doit être plus forte que les gains privés, s’ils ne peuvent être considérés ensemble à égalité. Nous projetions de faire paraître cette édition pour une autre année, au moment où nous avons découvert après coup que l’ouvrage était publié à Lyon ; or le travail préparatoire de l’atelier de Froben était déjà si avancé, que l’affaire ne pouvait être reportée sans causer un préjudice important. Je n’ai aucune raison d’envier les gains d’autrui : je ne suis pas un potier. Par ailleurs, rien n’était plus pur que l’esprit de Jean Froben, quelles que soient les poursuites malhonnêtes de certains dont il a été l’objet. C’est avec cet esprit que Jérôme Froben lui a succédé. Du vivant de son père, il avait l’habitude de le soulager d’une grande part du travail ; aussi soutient-il maintenant toute la charge de l’atelier, avec une telle foi, une telle vigilance et un tel amour religieux des études, que non seulement on n’a pas à regretter Jean Froben, mais encore on sent que l’application de l’excellent vieillard s’est pour ainsi dire rajeunie dans son fils. Là, si l’on me presse avec le mot célèbre : Il est honteux pour un sage de dire « Je n’y avais pas pensé », je m’en absoudrai par des mots qui le sont autant : Je ne suis pas de ces héros-là.
Jusqu’ici, j’ai tenu au calme les typographes, qui doivent d’autant moins s’emporter, que leur fournisseur de richesses s’apprête maintenant à migrer. De même, j’estime que les gens d’études ne vont guère plus s’emporter contre moi que des convives bien élevés ne s’emportent normalement contre leur hôte, quand il dit « Profitez des choses présentes, pour ne rien avoir à désirer plus tard », et qu’il dispose un faisan ou un gâteau, alors même que personne n’est contraint de manger s’il ne veut pas. Et à mon avis du moins, il est logique que celui qui est reçu à notre table soit encore plus bienveillant qu’à cette table-là ; car cette tromperie-là apporte le luxe, et celle-ci, la connaissance. Je n’invoquerai donc pas, pour la défense de ma cause, la raison personnelle d’un sujet réclamant toujours d’être nourri et de croître par une lecture quotidienne. Si les plus éminents écrivains se sont permis cela pour tous les genres de sujets, en un temps où l’on avait seulement la possibilité de se fournir à grands frais des livres écrits à la main, pourquoi ne me permettrais-je pas la même chose dans les Adages, en un temps où les livres coûtent moins d’argent peut-être, qu’ils ne sont avantageux aux études? L’envoi dont j’avais dit qu’il serait le dernier, ne l’a pas été. Peut-être celui-là sera-t-il bien le dernier, que je n’ose dire dernier ; j’ai trompé les autres d’une telle manière que moi-même, je ne me fais plus confiance. Porte-toi bien.
Bâle, ides d’août. Année 1528.