à Charles Mountjoy, 1528 (trad. Paul Gaillardon)

DES. ERASME DE ROTERDAM AU TRES BRILLANT CHARLES MOUNTJOY, SALUT.

Pour que tu sois vraiment le fils γνήσιος d’un père si distingué, pour que tu sois vraiment l’héritier de ses biens, Charles, fils choyé, il faut que tu prennes particulièrement soin de ne dégénérer d’aucune des distinctions paternelles, et que tu te disposes à hériter des vertus de ton père davantage que de ses ressources. En effet, bien que celui-ci soit illustre par les portraits antiques de ses ancêtres, et qu’une légitime profusion de richesses ne fasse point défaut à l’éclat de la famille, dans la mesure toutefois où tu estimes tout cela, ton père est de loin et plus illustre et plus riche par les distinctions des lettres que par les arbres généalogiques ou les possessions. Par ailleurs, ni la coutume ni la loi ne tolèrent que les enfants héritent des possessions restantes de leurs parents s’ils n’ont perdu la vie ; en revanche, les biens les plus importants, il faut que les enfants en saisissent l’héritage quand leurs ongles sont encore au plus tendre.
L’attachement très affectueux de ton père le réclame de ses vœux les plus ardents, et dans ce but les bases les plus excellentes ont été jetées quand on t’a fait goûter aux éléments de chacune des deux littératures – autant du moins que cet âge le permet. Et pour progresser, tu as de tous côtés des aiguillons et des éperons qui ne sont guère émoussés : d’abord ton père lui-même, ensuite une très noble jeune fille qui est à peu près de ton âge, la princesse Marie, issue d’un Roi savant et d’une Reine non moins savante et pieuse, et qui écrit déjà des lettres en bon latin où se manifestent des dispositions dignes d’une telle race ; enfin les nombreuses jeunes filles de la famille More, qui sont à l’image du Chœur des Muses ; ainsi j’estime qu’il n’est nul besoin de te stimuler davantage dans ta course.
Puisque les Adages depuis longtemps déjà ont été dédiés au nom paternel, il m’a paru très utile de te conseiller d’en partager, toi aussi, la jouissance ; tu n’enlèveras rien au mérite de ton père, tu ajouteras une part non négligeable d’éclat à une œuvre véridique, et tu te procureras enfin, si mon esprit ne m’abuse, un fruit dont tu n’auras nullement à te repentir. Il n’y a rien de nouveau à ce qu’un monument reçoive des inscriptions de plusieurs personnes, et si cela était nouveau, je répondrais que le père et le fils qui lui est si semblable, doivent plus être tenus pour une que pour deux personnes. Qu’est-ce donc qu’un fils, si ce n’est le père rajeuni en quelqu’un d’autre ? Et peut-être ton père n’a-t-il pas le loisir, au milieu des affaires de la cour, de s’appliquer à de telles occupations, et comme épuisé, te transmet-il déjà ce flambeau.
Lis donc, cher Charles, une œuvre consacrée à ton père, et tandis que tu lis Erasme, autrefois précepteur de ton père, pense que c’est à toi qu’on s’adresse. Que notre Seigneur Jésus veille sur toute ta vie, et la rende heureuse, enfant très distingué.
Fait à Bâle, ides d’Août, en l’Année du Seigneur 1528.